Publié le 12 mars 2024

Contrairement au mythe tenace d’une invention purement anglaise en 1863, l’histoire du football est bien plus profonde et complexe. Le jeu moderne est en réalité l’aboutissement d’un long processus historique qui a vu des jeux populaires extrêmement violents, comme la soule française ou le calcio florentin, être progressivement codifiés et « civilisés » par les élites universitaires britanniques. Le football n’a pas été inventé, il a été distillé : le chaos ancestral a été canalisé pour donner naissance à un ordre universel.

Chaque week-end, des milliards d’individus vibrent au rythme du ballon rond. De Paris à Buenos Aires, le football est un langage universel, un ensemble de règles partagées qui semble avoir toujours existé. L’imaginaire collectif situe volontiers son acte de naissance dans l’Angleterre victorienne du XIXe siècle, lors d’une fameuse réunion dans une taverne londonienne. Cette version, bien que factuelle, est terriblement réductrice. Elle occulte une épopée bien plus fascinante, violente et désordonnée, dont les racines plongent au cœur du Moyen Âge européen.

Pour comprendre la genèse du football, il faut accepter une idée contre-intuitive : le jeu moderne n’est pas tant une création qu’une transformation. Il est l’héritier direct de traditions populaires ancestrales, des affrontements ritualisés qui servaient d’exutoire aux communautés rurales. Mais si la clé de son histoire n’était pas son invention, mais plutôt la canalisation de cette violence primitive ? Et si les fameuses règles anglaises n’étaient pas un acte de popularisation, mais au contraire un acte de standardisation par une élite, visant à créer un ordre commun là où régnait le chaos ?

Ce voyage à travers le temps nous mènera des campagnes françaises où se pratiquait la soule aux places de Florence enflammées par le Calcio Storico. Nous verrons comment des étudiants de Cambridge, en cherchant simplement à pouvoir s’affronter pacifiquement, ont posé les fondations du sport mondial. Enfin, nous comprendrons comment ce code, une fois établi, s’est exporté à travers le monde via les routes de l’Empire britannique pour être finalement approprié par les peuples, notamment en France, et devenir bien plus qu’un simple sport.

Cet article retrace les étapes cruciales de cette évolution, des origines les plus brutales à la naissance du jeu que nous connaissons. Le sommaire ci-dessous vous guidera à travers les moments clés de cette fascinante histoire.

La soule, ce jeu brutal du Moyen-Âge : quand la France inventait un ancêtre du football (et du rugby)

Bien avant que les pelouses anglaises ne soient standardisées, les campagnes et villages de France, notamment en Normandie et en Picardie, étaient le théâtre d’un jeu ancestral : la soule, ou choule. Loin de l’image policée du sport moderne, il s’agissait d’un affrontement massif et extrêmement violent, opposant les jeunes de deux paroisses ou de deux corporations. L’objectif était simple en apparence : emporter une vessie de porc remplie de foin ou de son, la « soule », dans un lieu défini, souvent le porche de l’église adverse ou une simple mare. Tous les coups étaient permis, ou presque.

Ce jeu, dont la première mention écrite en France remonte à 1147, était bien plus qu’un loisir. C’était un rituel social, un exutoire collectif où se réglaient les tensions entre communautés. Les parties pouvaient durer des heures, s’étendre sur des kilomètres à travers champs, forêts et rivières, et impliquer des centaines de participants. Le nombre de blessés, et parfois de morts, était tel que le pouvoir royal et ecclésiastique a très tôt tenté de l’interdire, y voyant une source de désordre inacceptable.

L’ordonnance royale de Philippe V contre la soule

En 1319, le roi de France Philippe V le Long a promulgué une ordonnance interdisant formellement la pratique de la soule. Le texte royal la qualifiait de jeu « subversif » et « dangereux pour l’ordre public ». Cette interdiction illustre parfaitement la méfiance du pouvoir central envers ces traditions populaires incontrôlables, qui voyaient des villages entiers s’affronter dans une violence qui échappait à toute régulation. C’était une première tentative de canaliser la ferveur populaire, bien avant que le sport ne devienne un outil de contrôle social.

Avec son mélange de jeu au pied et à la main, sa brutalité et son absence quasi totale de règles, la soule est sans conteste un ancêtre commun au football et au rugby. Elle représente le chaos originel, l’énergie brute que le XIXe siècle cherchera à domestiquer.

Le Calcio Storico : le jeu le plus violent du monde est-il un ancêtre du football ?

Si la soule représente le chaos rural, le Calcio Storico (ou « football florentin ») incarne une violence plus organisée et aristocratique. Pratiqué à Florence dès la Renaissance, ce jeu spectaculaire met en scène deux équipes de 27 joueurs, les *calcianti*, qui s’affrontent sur une place recouverte de sable. L’objectif est de marquer des buts (*caccia*) en lançant le ballon dans les filets adverses. Cependant, le Calcio est surtout connu pour sa dimension martiale : les coups de poing, de coude, les étranglements et les plaquages sont non seulement autorisés mais encouragés.

Contrairement à la soule, le Calcio florentin était un spectacle urbain, une démonstration de la puissance et de la virilité des grandes familles nobles de la ville. Le jeu était déjà régi par des règles écrites, comme en témoigne le traité que Giovanni De Bardi publia en 1580. Il ne s’agit plus d’un simple défoulement populaire, mais d’une violence ritualisée et mise en scène. Il représente une étape intermédiaire fascinante entre la mêlée chaotique et le sport réglementé.

Le tableau suivant met en lumière le fossé qui sépare cette pratique de la Renaissance du football que nous connaissons, illustrant le chemin parcouru vers la « civilisation » du jeu.

Comparaison entre le Calcio Storico et le football moderne
Caractéristique Calcio Storico Football moderne
Usage des mains Autorisé Interdit (sauf gardien)
Violence Combat autorisé Contact minimal
Nombre de joueurs 27 par équipe 11 par équipe
Fonction sociale Démonstration de puissance nobiliaire Sport populaire universel

Le Calcio Storico n’est donc pas un ancêtre direct du football dans sa philosophie, mais il témoigne de la persistance de cette tradition européenne du jeu de balle collectif et violent. Il montre qu’avant l’ère de la standardisation, chaque cité, chaque région, possédait sa propre version du « football », avec ses propres règles et sa propre culture.

Les « Cambridge Rules » : comment une réunion d’étudiants a changé le football à jamais

Le véritable tournant, celui qui fait basculer le jeu de balle de la tradition à la modernité, a lieu en Angleterre, non pas dans les rues mais dans les cours des prestigieuses *public schools* et universités. Au milieu du XIXe siècle, chaque établissement (Eton, Rugby, Harrow…) pratiquait sa propre version du football, avec des règles radicalement différentes. Certains autorisaient le jeu à la main et les contacts violents (le *dribbling-game*), préfigurant le rugby, tandis que d’autres privilégiaient le jeu au pied (le *passing-game*).

Cette diversité posait un problème majeur : comment les anciens élèves de ces écoles pouvaient-ils jouer ensemble une fois arrivés à l’université ? C’est pour répondre à cette question très pragmatique que des étudiants de l’Université de Cambridge se réunirent. Leur objectif n’était pas de créer un sport pour le peuple, mais de trouver un dénominateur commun pour leur propre loisir. Cette démarche aboutit à la rédaction des « Cambridge Rules » en octobre 1848. C’est un moment fondateur, un acte de standardisation élitiste.

Reconstitution historique d'une réunion d'étudiants victoriens dans une bibliothèque universitaire de Cambridge
Rédigé par Élise Perrin, Grand reporter spécialisée dans le sport, Élise couvre les grandes compétitions internationales pour divers médias français depuis plus de 20 ans. Elle a interviewé les plus grandes légendes du jeu et couvert six Coupes du Monde sur le terrain.